Les enjeux des villes « intelligentes et sûres » :
Le concept de smart city est apparu dans les années 2000 à la croisée de deux tendances fortes, l’urbanisation exponentielle de l’humanité et la révolution numérique. Les technologies de l’information et de la communication équipent les villes dans l’objectif de fournir des outils d’aide à la décision améliorant le fonctionnement urbain. Cette volonté répond aux multiples défis qu’accompagnent les évolutions du monde contemporain. Défis environnementaux, sanitaires, énergétiques, sécuritaires et sociaux… Les gestionnaires des villes-mondes doivent jongler avec une multitude de problématiques différentes. Ceci nécessite d’avoir une vue d’ensemble de l’état de la ville, en tant qu’enjeu opérationnel de pilotage en temps réel de ses activités et planification de son développement à plus long terme.
De nombreux exemples nationaux1 montrent la volonté des municipalités de disposer d’outils de contrôle/surveillance et de commandement pour réguler leurs activités, notamment dans le domaine de la gestion des risques et des crises.
L’information, dans la théorie des systèmes, est un facteur d’ordre assurant la stabilité d’une organisation. Ainsi, l’accès à l’information contextualisée est un enjeu de pouvoir et l’équipement des villes avec des outils de mesure fournissant des renseignements participe à cette approche. Cet outillage du territoire urbain par une multitude de capteurs physicochimiques (de pression, de bruit, de pollution, d’odeur, de niveau d’eau…) permet l’extraction des données numériques relatives à l’état de la ville. L’innovation de cette vision part du constat que l’une des richesses primordiales de la ville, que constituent ses données, est sous-exploitée. En considérant la ville comme un espace irrigué de flux (énergétiques, humains, informationnels, etc.), la mise en valeur de ces éléments à travers des indicateurs pertinents permet d’en optimiser le fonctionnement. À titre d’illustration, l’insertion des technologies de l’information et de la communication dans les systèmes urbains peut servir à :
- Maîtriser la demande énergétique grâce à la mise en place de réseaux électriques intelligents permettant notamment la régulation de l’éclairage de la voirie et des bâtiments publics, l’étalement des pics de consommation et l’optimisation de la maintenance ;
- Fluidifier les déplacements et favoriser une mobilité plus économe en énergie par la gestion des feux tricolores, l’autopartage et la coordination des transports multimodaux ;
- Coupler la détection d’un risque, l’alerte à la population et le déclenchement de dispositifs de sécurité (barrières d’accès, sirènes, équipes d’intervention…).
Ces possibilités sont offertes grâce à des outils d’hypervision et de supervision permettant de fédérer et de faire converger tout ou partie des équipements électroniques d’un territoire vers une même plateforme de contrôle-commande. Leurs usages sont simplifiés grâce à des interfaces de gestion interactives et prédictives. Le citoyen a rapidement accès à des services géolocalisés, contextualisés et sécurisés ; le décideur a une vision d’ensemble de l’état de sa collectivité.
L’apparition de ce nouveau modèle urbain façonne les rôles des acteurs chargés de la fabrique de la ville et constitue par là un enjeu politique2. La gouvernance des réseaux techniques étant une dimension majeure de l’administration urbaine, de nombreuses questions se posent, notamment : qui sont les gestionnaires des systèmes d’hypervision ? Qui contrôle le déploiement de ces outils de pouvoir et comment ?
L’idéologie des villes « intelligentes et sûres »
Depuis leur avènement, les villes font l’objet d’un ordonnancement planifié pour contrôler les flux et assurer la sécurité de leurs habitants. De la vision hygiéniste des cités grecques et romaines à l’adaptation de la ville à des considérations de maintien de l’ordre public grâce aux travaux haussmanniens en passant par la protection offerte par les fortifications médiévales, l’urbanisme participe à la sécurisation et au développement de la cité. Évoluant d’espaces de stockage en espaces de flux, les villes contemporaines se caractérisent par la fluidité et la permanence des échanges rendant indispensable une régulation de leur fonctionnement.
Parallèlement à l’urbanisme, la cybernétique, entendue comme une science du contrôle, de la régulation et de la communication chez les êtres vivants et dans les machines, trouve un écho important auprès des décideurs. Dans une mise en perspective historique, la cybernétique trouva une application rapide dans les centres de commandement militaire dans un contexte de guerre froide. Des centres C4I (pour Command, Control, Communications, Computers & Intelligence) virent le jour dans les états-majors afin d’offrir une image précise du champ de bataille. La cybernétique fut également exploitée dans le domaine de la gestion des réseaux, du maintien de l’ordre et de la prévention des catastrophes. Dans ce cadre, Norbert Wiener, père fondateur de la cybernétique, signa en décembre 1950 un article dans Life intitulé « How US cities can prepare for atomic war »3,dans lequel il appliquait la cybernétique à l’urbanisme afin de proposer des projets de villes « adaptées » à un bombardement nucléaire.
La ville s’apparentant à un système complexe composé d’un grand nombre de sous-systèmes interdépendants (système économique, de transport, énergétique…), la cybernétique s’associa dès les années 1960 à l’urbanisme dans des projets de planification et de gestion urbaine. Cela induisit de nouvelles interrogations quant aux rôles des réseaux dans la fragmentation de l’espace urbain et à la manière de créer une ville « intelligente ».
La chercheuse Myrtille Picaud4 souligne l’idéologie sous-jacente des villes « sûres » équipées par le numérique et ce que cela implique : « Ces éléments pointent la façon dont la sécurité numérique s’inscrit dans une forme de rationalisation de la gestion des espaces urbains, destinée à assurer les circulations de biens et de personnes et l’activité économique, par leur contrôle. […] Il semble nécessaire de s’interroger, au-delà de l’enjeu de la surveillance, sur l’avenir urbain qu’offre cette sécurité numérique, le plus souvent invisible, à nos vies dans les métropoles européennes. »
La « safe city » : peur sur la ville connectée
Le concept de ville « sûre » s’inscrit comme le volet sécuritaire des villes « intelligentes », tiré par les angoisses contemporaines et la perspective d’une filière industrielle de sécurité en croissance. Ainsi, le contrat stratégique de la filière des industries de sécurité signé en 2020 met en avant le projet structurant Territoires de confiance : « La notion de territoires de confiance se comprend comme les moyens déployés pour assurer la sécurité de la ville intelligente (smart city), mais aussi des territoires intelligents, jusqu’aux aires portuaires et maritimes en particulier, y compris l’outremer. »5. La sécurisation des grands événements que constituent la Coupe du monde de rugby de 2023 et les Jeux olympiques de Paris 2024 est un tremplin pour le déploiement des technologies de la ville « sûre »6. Vidéosurveillance dite « intelligente », drones et ballons-capteurs, équipements du centre de commandement de la sécurité des Jeux7 se déploieront sur les différents sites. Enfin et surtout, la ville « intelligente et sûre », hyperconnectée, ne peut s’affranchir d’investissements dans le domaine de la cybersécurité au risque de devenir une ville « bête et dangereuse ».
Le solutionnisme technologique8 ne peut pas tout : coordination des acteurs de la sécurité globale dans la ville « intelligente et sûre »
La prépondérance de l’utilisation des technologies numériques comme outils d’aide à la décision dans les villes renforce l’idée que la digitalisation serait une réponse effective à l’ensemble des problèmes urbains en faisant fi des difficultés d’ordre organisationnel, politique, social ou environnemental. Ainsi, les enjeux de coordination, d’implication pleine et entière des différents acteurs9 et de gouvernance collaborative10 de la sécurité mobilisent de nombreuses ressources (humaines, temporelles, cognitives et financières). Collaborer nécessite de dépasser les frontières culturelles ou corporatistes, de « consolider la confiance »11 et de s’investir dans des outils de collaboration tels que les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance, les groupes locaux de traitement de la délinquance ou encore les groupes de partenariat opérationnel de la Police nationale.
En conclusion, les sociétés de sécurité privée ont pleinement leur place dans l’effort commun de sécurisation des villes « intelligentes ». Par leurs missions et les technologies numériques qu’ils utilisent, les agents de sécurité privée contribuent, en coordination avec les acteurs publics, à rendre les villes plus sûres.
Docteur Paul-Henri Richard, ingénieur de recherche de l’Université de technologie de Troyes, membre de l’Institut sur la sécurité globale et l’anticipation.
1 Association France urbaine, « Les villes intelligentes : expériences françaises », 2016.
3 Norbert Wiener, « How US cities can prepare for atomic war », Life, 18 décembre 1950.
8 Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici : l’aberration du solutionnisme technologique, Fyp éditions, 2014.
9 Notamment les citoyens, les dirigeants de PME et TPE… Voir Paul-Henri Richard et al., « Integrating public behaviours into operational responses to crisis situations. A way to improve security of major events ? », dans Hosting the Olympic Games. Uncertainty, Debates and Controversy, Routledge, 2019.
10 La gouvernance collaborative s’apparente à un système d’action collective, qui s’accompagne d’une construction commune de sens par les différents acteurs y participant. Ces activités de partage de sens assurent une coordination des actions autour d’une compréhension intersubjective et négociée de l’activité.
11 « Dans le domaine de la sécurité privée, les conditions d’un partenariat accru avec l’État et les polices municipales passeront par la consolidation de la confiance envers les dirigeants et salariés du secteur. Pour renforcer cette confiance, le rapport propose des mesures sur la qualité des recrutements et des parcours de carrière, et l’ouverture de possibilités de mobilité au sein du monde de la sécurité globale. »
Extrait du communiqué de presse du Premier ministre, « Continuum de sécurité », 11 septembre 2018.