INTRODUCTION
Vous n’êtes pas un GAFAM ni une licorne ? Vous n’avez pas levé sept cents millions de dollars à la Bourse de New York ? Vous ne cramez pas huit mille dollars à la minute comme Elon Musk pour Tesla ? Vous n’avez pas quatre mille chercheurs dans votre département R&D ? Vous ne déposez pas cinq cent quarante et un brevets par an ? Rassurez-vous, vous êtes un entrepreneur normal. Revenons plutôt sur votre raison d’être en tant que tel : innover au lieu de gérer.
Vous pensiez le contraire, à savoir qu’un bon patron et un bon manager sont d’abord de bons gestionnaires ? Désolé, vous faites erreur. Car, si l’on n’innove pas, il n’y aura plus rien à gérer, et c’est pour très bientôt. Bémol : innover sans gérer ne mène pas plus loin que gérer sans innover. Dans les deux cas, on détruit de la valeur. Cela ne dure qu’un temps.
« Entreprendre »
Entrer et prendre. Entrepreneur. Entrer et prendre entre, au milieu des autres, sa part du gâteau, à savoir sa part de marché.
Qu’il soit propriétaire ou non, numéro un ou manager, l’entrepreneur entreprenant entre quelque part, transforme la réalité ambiante et en retire des bénéfices, le premier de tous étant une satisfaction personnelle, et non pas l’argent, comme on le croit trop souvent. Le second – l’argent – est plutôt la conséquence du premier – la satisfaction de ce qui est accompli, la réalisation d’une motivation.
Tout d’abord, il faut réussir à entrer sur le marché. Malgré ses milliards d’euros de chiffre d’affaires, sa taille et sa notoriété, Nespresso a mis dix ans pour s’insérer sur le marché de la consommation de café. L’entreprise a d’abord cru que ses clients seraient les cafés, les bars, les hôtels et les restaurants. Erreur ! Tous les établissements étaient déjà équipés de percolateurs très coûteux qu’ils ne payaient pas. Les machines leur étaient fournies par les torréfacteurs qui se rémunéraient sur la vente de kilos de café et qui entretenaient de cette manière une fidélité sur le très long terme, généralement sur plusieurs décennies. Ainsi, face aux gros percolateurs chromés, la petite machine Nespresso codéveloppée avec Krups et Magimix ne pouvait pas faire le poids, bien qu’elle fût plus simple d’usage, plus propre et capable de délivrer un café jugé souvent meilleur que celui servi sur le zinc.
Il a donc fallu continuer de chercher le marché : ce sera celui grand public, avec une vente exclusive sur Internet, puis en boutique en propre, mais jamais en grande distribution, où toutes les grandes marques de café se battent sur le prix. La même innovation au mauvais endroit a fait flop ; dans le bon terreau, Nespresso pèse aujourd’hui près de six milliards d’euros.
Trouver son marché
Entrer sur un marché signifie trouver son marché, celui qui convient à son entreprise, voire le créer, comme l’a fait Nespresso en nous faisant très souvent abandonner la robuste cafetière à filtre. Nespresso ne vend pas de café au kilo, mais un service complet, une expérience, dit-on aujourd’hui, qui, au vu des résultats année après année, continue de plaire et de dénicher de plus en plus de clients. On crée son marché, on le façonne ; ce n’est pas une réalité autonome, immuable, qui surplomberait de tout temps à l’identique les concurrents.
Cette phase cruciale dans la démarche d’innovation, c’est le marketing de l’innovation. On ne devrait jamais sauter cette étape qui est la cause de tant d’échecs : innover, oui, mais pour qui ? À qui convient son innovation ? À ses clients, entend-on souvent répondre. Faux ! Ou plus exactement, ce n’est pas toujours vrai. Il est évidemment courant d’innover pour ses clients actuels. Mais que se passe-t-il s’ils rejettent l’innovation ? L’idée était-elle trop faible ? Ou bien trop en avance ? Ou trop chère ?
L’exemple de Nespresso permet de réfléchir à une nouvelle catégorie de clients : ceux que l’on n’a pas dans son portefeuille ! Ceux qu’il faut aller chercher alors que l’on n’a jamais travaillé avec eux. Pour les différencier avec les clients actuels, on pourrait les nommer les « clients désirés ». C’est là qu’il faut faire preuve de beaucoup de souplesse et d’agilité, et être capable de remiser ses certitudes.
La plaque de plâtre, à ses débuts, ne se vendait pas : aucun plâtrier n’en voulait, car elle ruinait leur métier et rendait leur compétence accessible à de très nombreux artisans, voire à des particuliers, comme c’est devenu le cas. Quel était leur intérêt à poser des plaques de plâtre, alors qu’ils avaient mis souvent de longues années à apprendre à tirer un mur et un plafond droits ? Sans compter que la rémunération n’avait rien à voir : finir une pièce en deux jours, contre une semaine avec la taloche, ça ne pouvait pas être rémunérateur.
Le pas de côté intervint lorsque l’entreprise s’adressa à des menuisiers, puis à des cuisinistes, qui y virent, au contraire des plâtriers, de nouvelles sources de chiffre d’affaires. Les plâtriers ont quasiment disparu, les plaquistes prolifèrent, et Placo prospère. La bonne innovation au bon endroit, c’est l’objectif : l’un ne va pas sans l’autre.
Segmenter
Donc, entrer sur le marché n’est pas intrinsèquement lié à la force de l’idée initiale ni non plus à l’aptitude commerciale des vendeurs. Il faut segmenter, souvent s’aventurer vers de nouveaux segments clients, et ainsi apprendre, apprendre, apprendre en marchant. Les grands succès commerciaux de Decathlon illustrent cette capacité à trouver le marché : qui achète le masque Easybreath ? Des plongeurs aguerris ? Des sportifs ? Non ! Plutôt des gens qui se remettent à l’eau grâce à la facilité d’usage du masque, des enfants qui ont peur de mettre la tête sous l’eau, des parents, des familles. On se serait trompé si l’on avait voulu faire de ce masque un nouveau type un concurrent au masque et au tuba classiques pour plongeur.
Prendre quoi à qui ?
Après être « entré » sur le marché, « prendre » signifie faire la preuve que l’innovation est meilleure que les solutions existantes. Après le chemin du client, il faut prendre une part du fromage détenu et jalousement gardé par les concurrents installés. Les règles de la « prise » sont de mieux en mieux connues : être meilleur (Doctolib, c’est mieux que de patienter en ligne et d’attendre que l’assistante médicale réponde), faire faire des économies (les nouvelles huisseries permettent d’économiser 30 à 40 % sur la facture d’énergie), simplifier (avec Lydia, on paie instantanément avec son smartphone), faciliter (Allopneus monte les pneus à domicile), permettre de réaliser ce qui était auparavant impossible ou beaucoup trop coûteux (un super calculateur permet de séquencer le génome humain en quelques heures).
Et vous, avez-vous envie d’entreprendre ?
Pierre-Louis Desprez
Associé fondateur de Kaos Consulting