Les projets de train de type Hyperloop, qui atteignent des vitesses supersoniques (plus de 1 000 km/h pour le transport des voyageurs) ou subsoniques (800 km/h pour le fret), attirent beaucoup de capitaux. Mais aussi des critiques sur la non-faisabilité technique, comme il en va souvent des grandes ruptures technologiques à leur origine (train, électricité, avion…). Ces trains à très haute vitesse sont présentés comme une alternative aux lignes d’avion intérieures, coûteuses et destructrices de l’environnement, ou au train et au bateau traditionnels. L’avion au prix du train, avec les avantages environnementaux de ce dernier, en quelque sorte.
Pourtant, il n’est pas du tout certain que l’avion perde ce combat titanesque : l’avion décarboné est à l’étude, comme tous les autres modes de transport (voiture, camion, porte-containeurs) qui cherchent à devenir intelligents et écoresponsables. Les projets de type Hyperloop étant encore au stade expérimental, on peut prendre un peu de recul pour en comprendre la logique implicite.
Toute innovation de rupture détruit de la valeur et en recrée. Du moins, c’est son ambition !
Le train, l’avion et le bateau sont dans la ligne de mire des projets comme l’Hyperloop. S’ils ne réagissent pas, les moyens de transport traditionnels seront les grands perdants. Certes, on se représente difficilement des systèmes Hyperloop sur de trop courtes distances, ou bien dans les montagnes ou les agglomérations. Mais cela laisse encore beaucoup de place : entre les métropoles, entre les régions, entre les pays frontaliers.
La valeur recréée par ce genre de projet concerne une réduction exponentielle du temps de trajet et une diminution très importante du coût environnemental. De fait, en France, la SNCF aurait tout intérêt à s’associer à ce type de projet pour transformer et adapter son offre de transport. Qui a dit que la rupture ne pouvait venir que d’un concurrent sorti de nulle part ? Chacun est libre de s’unir pour recréer de la valeur et éviter d’être mis sur la touche.
Toute innovation de rupture doit affronter un obstacle de taille : trouver le bon usage.
La technologie est toujours en avance sur la sociologie et les mentalités. Son point fort est également son risque : finir mort-née malgré une promesse dithyrambique.
Ainsi, une innovation de rupture doit faire face aux ricanements et aux démonstrations expertes prouvant par A+B que ça ne marchera jamais… Les habitudes peuvent avoir le poids des montagnes. Et d’ailleurs, de nombreuses innovations de rupture tombent à l’eau ! Pourquoi ? Parce qu’elles n’ont pas réussi à se simplifier ni à surpasser les solutions antérieures moins avancées, mais plus robustes. De cette manière, le laserdisc, l’ancêtre du DVD, n’a jamais réussi à s’imposer face à la cassette VHS alors qu’il était d’une meilleure qualité. Trop encombrant, trop cher, mal positionné, sorti trop tôt après le VHS, il contraignait les clients à changer leur magnétoscope à peine acheté pour un nouvel équipement…
Le transport Hyperloop ne pourra lui non plus réussir par sa seule prouesse technologique. Il lui faudra trouver un usage particulièrement pertinent où il pourra faire la preuve d’une supériorité incontestable. Il y a cinquante ans, le Minitel s’imposa sur une utilisation : la consultation de l’annuaire, que tout le monde avait chez soi en support papier. Puis, il devint marchand et permit d’acheter ses billets de train et d’éviter les déplacements et la queue au guichet. Solution « rupturiste », mais solution simple. Le milieu agricole l’utilisa jusqu’au début des années 2000 alors qu’Internet était déjà là, mais rencontrait le problème de débit des réseaux.
Dans les services, on vit arriver il y a dix ans Uber, qui ne créa pas un nouveau besoin (prendre le taxi), mais fluidifia le transport avec une application et des chauffeurs en abondance. Les loueurs de voitures et les assureurs s’en réjouissent encore : l’écosystème profite toujours de cette manne.
Quel sera l’usage clé d’un transport Hyperloop ? Tourisme ou fret ? Alternative au transport maritime avec des ports déjà trop encombrés ? Quelle expérience aujourd’hui contraignante parviendra-t-il à réinventer ? La diminution drastique du temps de transport est son argument fondamental. Mais il devra composer avec les solutions existantes qui ont fait la preuve de leur robustesse sur des décennies. Son succès dépendra-t-il d’un facteur réglementaire (objectif européen zéro carbone) ? D’un défaut d’adaptation du TGV, de l’avion ou du transport maritime, comme Kodak à son époque ? D’une opposition géopolitique entre les grands blocs obligeant les pays à relocaliser certains produits ?
Elon Musk est-il en train de libérer les imaginations enchaînées ?
Jules Verne l’avait imaginé dès la fin du XIXe siècle, mais l’on doit le projet futuriste Hyperloop à Elon Musk, qui le lança en 2013 sur un mode collaboratif et en open source. Ce moyen de conception mondiale et participative est à lui seul aussi révolutionnaire que le contenu du projet lui-même, dût-il ne jamais voir le jour.
Depuis toujours, les grands projets industriels sont entourés du secret stratégique et protégés par des brevets et des avocats. Cette fois-ci, la société de Musk n’a déposé aucun brevet, encourageant les groupes du monde entier, les universités de technologie, voire les individus à tenter de résoudre l’un des très nombreux problèmes occasionnés par un transport supersonique terrestre.
On est à l’opposé du fonctionnement de la R&D, qui a cours depuis cent cinquante ans dans les entreprises industrielles : propriété des idées, protection juridique, concurrence totale, opacité des projets, espionnage économique plus ou moins direct. Il ne s’agit pas de disqualifier ce modèle de R&D qui a dopé l’innovation par le biais d’une compétition acharnée sur un marché. En revanche, il nous faut constater que Musk a désenchaîné nos imaginations : SpaceX récupère les composants de la fusée précédente pour fabriquer la suivante, la batterie de la Tesla se trouve sous le plancher et non pas dans le coffre, etc. En voyant ces produits rencontrer un véritable succès commercial, on réalise qu’auparavant, l’on manquait d’imagination et l’on pensait dans le cadre, quoique l’on dise…
L’innovation est une science-fiction.
Hyperloop nous pousse à réimaginer le transport, de fond en comble, sans aucun a priori. Faire des benchmarks pour améliorer le REX, oui. Mais pour créer la rupture sur son marché, non merci ! L’innovation est au croisement de la production de connaissances nouvelles et de la capacité à imaginer des futurs discontinus, sans lien avec le présent. Cela tombe bien, la planète en a besoin. Nous n’atteindrons pas l’objectif du zéro carbone en 2050, soit dans moins de trente ans, avec des modes de pensée sages. Et le transport est au cœur de cet objectif.
Pierre-Louis Desprez
Associé de Kaos Consulting