Depuis vingt ans, nous assistons petit à petit à la décroissance progressive de l’innovation égoïste, propriétaire, fabriquée uniquement pour une minorité exclusive par un tout petit nombre de personnes.
Un mode d’innovation participatif est en train de naître, un mode qui inclut le plus grand nombre : les collaborateurs siège et terrain, les clients, les fournisseurs, les partenaires, les supporters, tous ceux qui vous suivent sur les réseaux sociaux, en résumé, ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler l’écosystème dans lequel évolue l’entreprise.
L’innovation venue de quelques-uns, fussent-ils des experts reconnus, est trop risquée : quelques cerveaux seulement ne peuvent plus relever les défis de la complexité. À la chute du bloc soviétique, les généraux américains ont qualifié les temps futurs par un mot en quatre lettres : VUCA, pour volatilité, incertitude (uncertainty), complexité et ambiguïté. Ils ne se sont pas trompés… L’entreprise qui veut innover pour se développer et traverser les crises successives a besoin de se ressourcer en dehors de ses propres murs, d’être nourrie par d’autres expériences, d’autres manières de penser.
Pourquoi le management de l’innovation est-il devenu participatif et doit-il le rester ?
Ce n’est pas par vertu ni par abnégation, mais par nécessité que le management de l’innovation est devenu participatif : faire coopérer les talents opérationnels de tout bord offre la plus forte probabilité de trouver un pot de miel, c’est-à-dire une idée nouvelle qu’un client ou un utilisateur est prêt à valoriser.
Aucun labo de R&D, aucun groupe de « sachants », aucune association, aucun entrepreneur seul dans son bureau ne parviendra plus à maîtriser sans aide la combinaison exponentielle des informations. Les exemples d’innovations issues d’hybridations d’univers qui, autrefois, ne se parlaient pas ne se comptent plus : médecine et maths, design et biomimétisme, éducation et gaming, énergie et virologie, sécurité et robotique, etc.
Elon Musk ne s’est pas trompé avec son projet Hyperloop : pour faire circuler un train en hypervitesse à 1 200 km/h sous vide, il a lancé un appel d’offres mondial en open source pour s’adjoindre les meilleurs talents. C’est le temps de l’open innovation qui remet en cause les égoïsmes et pose de nouvelles questions auxquelles seuls les plus agiles arriveront à répondre, tandis que les autres s’en détourneront, faute d’y croire : comment conserver de la valeur ajoutée dans un projet multipropriétaire, sans brevet ? Comment ne pas être dépossédé de son idée ? Comment donner des idées pour en recevoir ? Le partage ne va pas de soi : il est contraire à nos habitudes et à nos cultures d’entreprise. Créer le monde nouveau n’est pas simple, mais rester recroquevillé dans le monde d’avant-hier est dangereux. Les rapides dévorent les lents, dit-on. Ce n’est pas faux : les marchés, mais aussi les clients, sont toujours sans pitié.
Qui est le créateur de l’idée nouvelle ?
Ce qui meurt sous nos yeux, c’est un modèle d’innovation pensé sur le modèle du créateur unique, de « la » personne qui a « l’ »idée seule au milieu des autres. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, n’importe quelle innovation est aujourd’hui dépecée, analysée jusqu’à la moindre molécule, copiée malgré les brevets et autres protections que les hackers du monde entier s’ingénient à cracker. Un concurrent avisé trouve très vite une autre innovation. Et ainsi de suite. Il vaut mieux être un groupe soudé pour se défendre et passer à l’offensive.
Si le résultat devient moins protégeable, les modes de fonctionnement internes pour le produire deviennent le cœur de l’innovation. Prenons l’exemple de MAKAIR, une communauté de bénévoles français qui a élaboré un respirateur artificiel au début du confinement en un temps record et pour moins de mille euros l’unité, alors que sur le marché, le produit remplissant les mêmes fonctionnalités coûte cinq mille euros et plus. Les leaders dormaient-ils durant le confinement ? Certainement pas, mais que peut une organisation classique face à une communauté agile, motivée et qui partage des valeurs et un sens commun ? Ces nouveaux entrants ne créeront peut-être pas des majors pesant des milliards. Mais en a-t-on toujours besoin quand on voit la difficulté des mastodontes à se mouvoir ? Les clients auront le dernier mot.
Le management participatif permet le métissage des talents
La transdisciplinarité est le nouveau modèle pour innover. Quel que soit le type d’organisation, seules les cultures humaines capables de créer un melting-pot s’en sortiront. C’est vrai pour les entreprises, les labos, les universités, les organisations, les villes, les régions, les pays, etc. Un seul homme ne sera plus jamais la mesure de toute chose, comme au temps de Léonard de Vinci. Aujourd’hui, et plus encore demain, ce sont les collectifs métissés qui trouveront et produiront le nouveau : nouvelles énergies, nouvelles solidarités, nouvelle alimentation, nouvelle médecine, nouvelle politique, nouveaux transports…
Ce nouveau type d’innovation fondé sur la diversité ressemble à un entonnoir qui recevrait des flux d’idées par les côtés pendant tout le processus, et pas seulement par le haut. Il faudra pouvoir aller vite dans cette nouvelle ère de l’innovation : rapidement trouver des acteurs motivés, associer des compétences diverses, faire dialoguer les acteurs qui n’auront pas appris le langage de l’autre, associer des rêveurs et des faiseurs, apprendre à utiliser la créativité des humains et les ressources des intelligences artificielles, savoir s’entourer de Terriens qui ont des heures de vol et de Martiens qui donnent des coups de pied dans nos habitudes.
Nous ne pourrons plus innover quand l’opérationnel, par miracle, nous procurera un peu de temps libre – c’est-à-dire demain. Donc jamais. Nous ne pourrons que nous mettre à plusieurs autour d’une table, d’une machine, sous un hangar, devant un écran pour essayer de produire du « nouveau ». Car c’est bien là l’enjeu : être autorisé à mettre la main sur un beau défi, à trouver une grande question qui force toutes les équipes à imaginer, à chercher plus loin, à regarder ailleurs, bref à innover, et non plus à répéter.
Ouvrons les fenêtres et les portes
Sous la force du management participatif, innover, ce n’est plus seulement produire une nouveauté qui écrase et remplace quelque chose de plus ancien, comme le smartphone qui a presque détruit l’usage du téléphone fixe. C’est d’abord changer la façon implicite de faire l’innovation. Cela passe par une révolution cognitive : coopérer en ouvrant les fenêtres et les portes. Les agiles sont déjà en train de le faire.
Pierre-Louis Desprez
Associé fondateur de Kaos Consulting