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28 février 2025

Transfert de missions des forces publiques vers la sécurité privée ?

Une brève analyse du livre blanc du GES

Le 8 janvier 2025, le Groupement des entreprises de sécurité (GES), l’un des syndicats représentatifs des entreprises de sécurité privée, a publié un livre blanc portant sur les possibles transferts de missions des forces publiques vers la sécurité privée. Le sujet agite le milieu depuis de nombreuses années ne serait-ce qu’au travers du rapport Fauvergue-Thourot de 2018[1].

Loin de se réduire à un catalogue de souhaits de la profession, la moitié de ce document est en réalité consacrée à un examen très concret des difficultés et des déséquilibres liés à la commande publique. Le texte revient également à plusieurs reprises sur les problématiques liées aux rigidités du principe d’exclusivité et sur les incohérences qui en découlent.
A ce propos, les rédacteurs en appellent à une nécessaire clarification des actions qui peuvent ou non être conduites par un agent de sécurité, l’objectif étant notamment d’éviter que dans les appels d’offres publics soient confiées aux agents des missions aussi variées que le standard téléphonique, l’accueil physique, le transport mortuaire dans les hôpitaux, le déneigement des accès…

Rappelant que la moralité comme la professionnalisation des acteurs privées est au rendez-vous et fort du résultat très positif obtenu par la filière à l’occasion des Jeux olympiques de Paris, le GES propose une quinzaine de nouvelles missions transférables à la sécurité privée. Encore faut-il au préalable que les règles du jeu, et sans doute même la vision des pouvoirs publics sur la sécurité privée, changent.

Les règles du jeu de la commande publique remises en question

Le GES dresse plusieurs constats et en profite au passage pour appuyer certaines de leurs revendications de longue date.

La question du prix est certes importante dans toute relation commerciale, mais le rapport souligne le véritable diktat de ce critère dans la sélection du lauréat d’un appel d’offres public.
Ce choix, fortement ancré dans la culture publique au détriment du critère technique, pousse ainsi à l’acceptation d’offres anormalement basses.
Supposant une méconnaissance des acteurs publics dans les spécificités du métier, le GES demande ainsi la mise en place de seuils d’alerte automatique qui pourraient assister les acheteurs et mieux les armer pour juger de la viabilité des offres reçues.
S’il semble que les « mœurs » en ce domaine peinent à changer, on peut aussi remarquer une bien meilleure compréhension du marché et de ses enjeux sociétaux de la part de l’armée, de l’UGAP[2] ou d’autres ministères dont le regard sur le métier a considérablement évolué.
Le syndicat rappelle de son côté sa revendication d’une garantie financière au sein de la profession afin d’éloigner les acteurs « volontairement non pérennes ou trop fragiles ».

Si le prix guide la décision, le GES indique également qu’il peut empoisonner la relation partenariale tout au long du contrat. Le livre blanc ne manque ainsi pas de rappeler les difficultés de (re)négociations en cours de contrat, principalement empêchées par l’instauration systématique d’une part fixe dans les formules de révision des contrats.
Celles-ci sont, de plus, souvent associées à des clauses butoirs limitant de facto la hausse des prix au-delà d’un certain pourcentage sans égard pour les variations concrètes et non prévisible du prix d’une prestation.

Remarquons que le droit privé dispose, lui, de possibilités de pallier ces fluctuations par le biais de clauses dites d’imprévisibilité.

À ce titre, le GES prêche également pour sa paroisse en remettant en cause l’usage de l’indice des prix de l’INSEE, un indice jugé moins lisible et moins adapté que l’indice des coûts de revient de la sécurité, créé spécifiquement pour le secteur.[3]

Poursuivant son travail de dénonciation de pratiques défavorables à un partenariat sain, le GES attribue une mention toute particulière aux délais et retards de paiement des donneurs d’ordre publics.
Le coupable est ici tout désigné : la plateforme CHORUS Pro, obligatoire pour tout prestataire travaillant avec un établissement public, est ici décrite comme une source de complexité, d’erreurs de saisie et de retards dans la validation des factures.

Enfin, un dernier point est particulièrement souligné par les auteurs : celui des pénalités. Avec une certaine malice, ils ne manquent pas de faire remarquer qu’il s’agit généralement de l’article « le plus volumineux de l’appel d’offres ».
Afin que toute la relation entre les parties ne se résume pas à une distribution de courriers recommandés pour des pénalités basées sur des objectifs mal calibrés et donc par nature intenables, le GES propose un plafonnement à 5 % de la facturation mensuelle. Pour le syndicat, cela maintiendrait la pénalité comme « un outil dissuasif sans être punitif au-delà du raisonnable ».

Au passage les auteurs font état de situations où ces pénalités sont détournées de leurs fonctions. C’est le cas lorsque les pénalités deviennent récurrentes, signe d’un dysfonctionnement continu de la prestation et qui devrait normalement déclencher une résiliation pour faute grave et la relance d’un appel d’offres. Mais en pratique, celui-ci n’arrive pas avant la fin prévue au contrat, permettant ainsi au donneur d’ordres de réduire ses coûts par la banalisation et la récurrence des pénalités.

Le fait que le donneur d’ordre ne soit jamais redevable de pénalités (pour retard de paiement notamment) accroît encore les déséquilibres.
Pour contrebalancer cet aspect, il convient de noter l’importance de l’avance sur paiement dans les appels d’offres publics, véritable bouffée d’air dans la trésorerie des entreprises de sécurité.
En tout état de cause, rappelons que les marges nettes des entreprises de sécurité privées oscillent entre 0 % et 3 % pour les meilleures d’entre elles. Sans marge, il n’est pas permis d’investir, que ce soit dans les emplois, dans la formation ou dans l’innovation. Si les pénalités doivent à l’occasion alerter un prestataire, il faut rester mesuré dans l’usage qui en est fait et garder à l’esprit le contexte économique de la filière.

De nouvelles missions pour de futures ambitions

Une fois les sujets de « friction » posés, la seconde partie du livre blanc se concentre sur un panel d’une douzaine de missions actuellement exécutées par les forces de l’ordre et pouvant, selon les rédacteurs, être transférées à la sécurité privée. Le rapport s’appuie à plusieurs reprises sur des exemples européens pour étayer ses propositions.

Dans un premier temps le GES propose le transfert de toute une série de missions d’accueil et de gardiennage de bâtiments, posant l’enjeu de la libération des forces de l’ordre de missions statiques. Pourraient ainsi être surveillés par des agents de sécurité :

  • les commissariats et les gendarmeries. L’agent serait ainsi un premier filtre d’accueil pour les citoyens se rendant dans ces lieux. Ce choix comporte une certaine logique, d’une part parce qu’il est déjà en place en Espagne ainsi qu’en Belgique, mais aussi parce que le ministère de la Défense a déjà franchi le pas en confiant la surveillance de ses bases à des acteurs privés ;
  • les centres de rétention administrative, suivant l’exemple du Royaume-Uni et des pays du Nord de l’Europe où ce dispositif est déjà en place ;
  • les écoles, les ambassades et les prisons. On pourrait ici se retrouver dans des configurations sécuritaires analogues à des dispositifs déjà pleinement opérationnels dans les tribunaux, les préfectures ou les offices français de l’immigration et de l’intégration ;
  • les locaux contenant l’ensemble des pièces saisies dans le cadre d’une enquête, un élément essentiel au bon fonctionnement de la machine judiciaire.

Au-delà de ces missions d’accueil et surveillance de biens mobiliers et immobiliers, le livre blanc envisage plusieurs missions qui feraient de la sécurité privée une porte d’entrée vers la protection de nos concitoyens.
C’est à ce titre qu’ils envisagent la gestion des appels à Police secours et au 17, faisant d’opérateurs de COS ou de télésurveillance, par exemple, de potentiels primorépondants à tout appel à destination des forces de l’ordre.

Le texte va même encore plus loin, dans une approche à la fois plus généraliste et peut-être plus nébuleuse aussi, en s’appuyant sur l’exemple des Italiens. En effet ceux-ci ont expérimenté par le biais des mille occhi sulla citta (mille yeux sur la ville) l’idée d’intégrer la sécurité privée dans la lutte contre les incivilités de faible impact. Le document cite notamment les stationnements gênants, la lutte contre les animaux errants, les troubles de voisinage, les petits squats…).

Appliquer ce dispositif à la France serait sans doute un important changement de paradigme, qui impliquerait un développement bien plus important de l’assermentation des agents de sécurité. Il n’en demeure pas moins que l’on franchirait là une étape majeure dans le principe du continuum de sécurité.

Mentionnons aussi que le document envisage la délégation de missions plus épisodiques telles que le transfert de détenus pour raison médicale ou l’assistance lors de missions de sécurité routière. Enfin, le texte n’oublie pas le domaine de la protection rapprochée et verrait bien ces acteurs pacifier par leur présence les interventions délicates des huissiers de justice, voire répondre directement aux injonctions des forces de l’ordre en cas de sollicitation de protection pour des personnes qui auraient été menacées.

16 pistes de transfert de missions et 12 pistes d’adaptation des marchés publics, tel est le contenu de ce livre blanc de 21 pages. Voilà à quoi on pourrait le résumer si l’on s’en tenait à une approche purement comptable.

En réalité, ce livre blanc incarne surtout un véritable espoir, tant en ce qu’il ouvre de nouvelles perspectives économiques qu’en ce qu’il promet de beaux développements pour les agents eux-mêmes.

En mettant ces derniers en contact plus rapproché avec les forces de l’ordre, on renforcerait le sentiment de leur utilité sociale et optimiserait leur place dans le maillage sécuritaire.

Par extension, ces nouveaux métiers nécessiteraient des formations complémentaires qui, en renforçant le socle de compétences des personnels, valoriseraient la filière ainsi diversifiée et spécialisée.

Cela impliquerait la création de nouvelles strates de métiers, favorisant également les promotions internes. Un véritable cercle vertueux pour notre métier, en somme.

L’exemple militaire montre qu’il est possible pour un ministère régalien de faire confiance aux acteurs de la sécurité privée.

Ce livre blanc démontre que les acteurs de la sécurité privée sont prêts à accepter de nouvelles missions si on leur en donne les moyens ainsi que des règles de fonctionnement adaptées. Les propositions sont désormais sur la table. Reste désormais à leur faire rencontrer un élément imprévisible : la réalité. Une réalité faite de bureaucratie, d’incertitudes et bien entendu… de « ruptures ».


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