La surveillance humaine en 2050 : et si on parlait… ruptures ?

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Par Guillaume Farde, professeur affilié à l’École d’affaires publiques de Sciences Po Paris

 

Depuis 1997, le directeur du Renseignement national américain (DNI) publie régulièrement des rapports intitulés « Global Trends », dans lesquels il se livre à un exercice difficile : celui de prédire l’avenir en utilisant des outils d’intelligence stratégique. Au-delà de la prise de risque en termes de blessure d’amour-propre et de perte en crédibilité – à l’instar d’un astrologue qu’on cesserait de consulter après que ses prédictions se sont révélées fausses, les exercices prospectifs sont prisonniers de schémas de pensées qui, prenant l’existant comme base exclusive de leur raisonnement, ont tendance à prolonger des tendances plutôt qu’à envisager des ruptures

À la fin des années 1990, le DNI n’échappe pas à ce biais de réflexion prédisant ainsi que la Russie cesserait d’exister en tant que puissance mondiale dans les dix ans à venir et que, concomitamment, l’Afrique connaîtrait un effondrement démographique majeur, le tout sans envisager un seul instant que le djihadisme mondial puisse devenir la menace structurante des quinze prochaines années.

Ces prédictions du DNI se sont révélées fausses, car son pronostic consistait exclusivement en une prolongation des tendances connues : à la fin des années 1990, la Russie était dirigée par un président alcoolique, Boris Eltsine, Vladimir Poutine était peu connu du grand public et l’ère post-soviétique s’annonçait sous les pires auspices. À aucun moment, le DNI n’envisage qu’un leader charismatique puisse émerger de ce chaos et redonner à la Russie une place dans le concert des Nations. De la même manière, alors que, dans les années 1990, le continent africain était ravagé par l’épidémie de VIH à une époque où les traitements étaient encore peu performants et difficiles d’accès, le DNI prédit l’effondrement démographique de l’Afrique sans jamais miser sur les progrès de la recherche à court terme ni sur les effets positifs des politiques de prévention. Enfin, ni Oussama ben Laden ni Al-Qaida n’étaient considérés comme une menace majeure par le DNI en 1997, et ce, malgré l’attentat du 26 février 1993 contre le World Trade Center. Depuis, la suite de l’histoire est connue et le 11 septembre 2001 fait figure, encore aujourd’hui, de rupture géopolitique majeure.

Ceci posé, esquisser les contours du marché français de la surveillance humaine à l’horizon 2050 est un exercice qui requiert avant tout de ne pas rester prisonnier d’un schéma de pensée qui prolongerait des tendances. Car, au fond, en appliquant un simple coefficient multiplicateur ou en se fondant sur les grands débats qui animent la profession depuis une dizaine d’années, il serait aisé de conclure qu’en 2050, la surveillance humaine compterait près de 650 000 agents, qu’elle aurait une très forte composante technologique (le fameux agent augmenté) et qu’elle se substituerait de plus en plus aux forces de sécurité publiques pour la réalisation d’un éventail élargi de missions. Bien sûr, de telles évolutions sont plausibles, mais elles reposent sur un triple postulat à tout le moins fragile : la croissance ininterrompue du nombre d’agents de surveillance humaine en France, l’intégration accrue de technologies dans les services proposés et l’externalisation progressive de certaines missions de sécurité publique au profit du secteur privé.

Dès lors, quelles ruptures pour le marché français de la surveillance humaine d’ici 25 ans ? À défaut de pouvoir toutes les envisager ici, examinons-en trois, empruntée chacune à des registres différents : l’économie, le droit et la politique.

En matière de rupture économique, le choc de demande positif figure parmi les scénarii les plus évidents à envisager. Un événement sécuritaire d’une ampleur exceptionnelle pourrait, en effet, provoquer une augmentation significative des besoins en surveillance humaine, au point de bouleverser durablement les grands équilibres du marché. En la matière, l’exemple le plus parlant est très probablement celui des attentats du 13 novembre 2015 qui ont engendré une demande accrue (et immédiate !) en services de sécurité privée et le déploiement massif d’agents pour assurer la sécurité des lieux publics, des événements et des infrastructures critiques. Si elle était soudaine, cette hausse de la demande ne fut toutefois pas durable et les grands équilibres structurels du marché n’ont pas été véritablement perturbés par les attentats de 2015 : une décennie plus tard, le prix de vente des heures prestées est tendanciellement tiré vers le bas par la pression concurrentielle, les marges des entreprises restent faibles et la main-d’œuvre qualifiée disponible ne couvre pas l’entièreté des besoins en recrutement, notamment en Île-de-France.

Par conséquent, s’il fallait envisager une véritable rupture économique, il faudrait plutôt imaginer un scénario où les bouleversements économiques seraient à la fois plus profonds et plus durables. À cet égard, l’ouverture à la concurrence au niveau européen, si elle était décidée par le Parlement européen et la Commission européenne, constituerait une rupture économique totale. Appliquer les principes de libre installation des prestataires de services au sein de l’Union européenne et de libre circulation des travailleurs à la sécurité privée (ce qui impliquerait, bien sûr, une équivalence des diplômes au sein de l’Union et une harmonisation des mécanismes de criblage a priori et de contrôle a posteriori des entreprises, des dirigeants et des agents) entraînerait un bouleversement économique majeur pour le secteur, notamment en matière de dumping social et fiscal.

En prolongeant ce scénario, l’ouverture à la concurrence européenne pourrait voir l’arrivée d’entreprises de sécurité privée en provenance de pays où les coûts de main-d’œuvre sont significativement plus bas, particulièrement ceux d’Europe de l’Est. Ces entreprises seraient ainsi en mesure de proposer des services à des tarifs bien inférieurs à ceux des entreprises françaises, créant, de ce seul fait, une situation de concurrence déloyale, et ce, alors que les prix sont déjà tendanciellement tirés vers le bas sur le marché français. Ce dumping social pourrait également conduire à une érosion des standards de sécurité. Des entreprises domiciliées dans des pays où les régulations sont moins strictes pourraient ne pas respecter les mêmes normes de formation et de qualification que celles exigées en France. Cela mettrait alors en danger la qualité des prestations de sécurité et, par extension, la sécurité des personnes et des biens. Une baisse des standards et exigences du domaine pourrait également accroître le risque de recours à des pratiques illégales ou éthiquement discutables, pires encore que celles constatées sur le marché français. À cela s’ajoute, enfin, le risque de fragmentation du marché, où les grandes entreprises internationales pourraient conforter leur position déjà très dominante sur les petites et moyennes entreprises locales, incapables de rivaliser en termes d’offre tarifaire. Une telle concentration du marché réduirait la diversité des offres et limiterait l’accès des clients à des services personnalisés et de proximité, sans compter la perte de compétitivité des entreprises locales et les destructions d’emplois inhérentes.

Quel visage donnerait alors à voir la sécurité privée en 2050 ? Celui d’un marché européen plus ou mieux intégré ? Celui de la disparation des acteurs français du marché ? Les paris sont ouverts, faites vos jeux…

En matière de ruptures juridiques ou réglementaires pouvant entraîner des répercussions économiques profondes et durables, un scénario dans lequel un visiteur d’un centre commercial serait mortellement agressé par des agents de sécurité privée sous l’œil des caméras au point que les images suscitent une vive émotion dans l’opinion publique serait de nature à pousser le législateur à durcir considérablement les critères de formation et de certification des agents de sécurité privée.

 

 

En pareille hypothèse, le durcissement des critères de formation impliquerait un allongement de la durée des programmes, l’introduction de modules supplémentaires (psychologie, gestion des conflits, techniques de désescalade, droit pénal et civil, tests physiques…), et l’obligation pour les formateurs d’être eux-mêmes mieux qualifiés. Les centres de formation devraient ainsi revoir leurs cursus et leurs méthodes d’enseignement, ce qui se traduirait par une augmentation significative des coûts de formation pour les futurs agents. Les nouvelles exigences en matière de formation décourageraient de nombreux candidats potentiels, notamment ceux qui n’auraient pas les moyens financiers de supporter des frais de formation plus élevés. Cette situation aggraverait le déficit de main-d’œuvre qualifiée dans le secteur de la sécurité privée et, face à la diminution du nombre de candidats, les entreprises de sécurité privée seraient contraintes d’augmenter les salaires pour attirer et retenir les agents formés, augmentant ainsi la pression sur leurs marges déjà faibles. En parallèle, ce rehaussement des critères de formation par l’État s’accompagnerait d’un durcissement des mécanismes de contrôle avec des audits réguliers des centres de formation, des inspections sur le terrain et des sanctions plus nombreuses pour les entreprises ne respectant pas les nouvelles normes en vigueur. Cela aurait pour conséquences l’exclusion progressive du marché des acteurs les moins vertueux, une plus grande concentration du marché, une hausse des salaires et un regain d’attractivité pour la profession à moyen terme. Et à court terme, l’assèchement de la main-d’œuvre entraînerait des déséquilibres majeurs.

Un tel scénario a-t-il été anticipé par les dix plus grosses entreprises du marché français de la surveillance humaine ? Rien n’est moins sûr.

Enfin, en matière de rupture politique, le meurtre par balle d’un agent de sécurité privée par des malfaiteurs dans l’exercice de ses fonctions pourrait déclencher une grève prolongée de la profession, dont la sortie pourrait consister en la généralisation du port d’armes létales pour tous les agents de surveillance humaine. Le politique déciderait ainsi d’un changement sociétal majeur où le port de l’arme à feu se généraliserait, entraînant une modification inévitable des critères de recrutement et de formation des agents, devant inclure des modules relatifs à l’utilisation des armes à feu et à leurs cas d’usage avec les surcoûts que cela induit. Ces surcoûts seraient d’autant plus élevés que les entreprises de sécurité privée devraient investir dans l’acquisition d’armements et aménager leurs locaux pour en assurer le stockage, conformément à la réglementation. Par ailleurs, l’armement systématique des agents de sécurité privée modifierait leur perception par l’opinion publique et accélérerait ainsi le processus d’externalisation de certaines missions de sécurité publique à leur profit, telles que la garde statique de sites institutionnels sensibles ou encore l’escorte de détenus. Dans tous les cas, la profession ne serait pas épargnée par les procédures judiciaires résultant de l’usage des armes par leurs agents, a fortiori si cet usage était irrégulier. L’inflation des contentieux pourrait aussi s’accompagner de conflits sociaux si des agents devaient être mis en cause dans le cas d’usages dans des circonstances floues, à l’instar de ceux qui crispent régulièrement le dialogue social au sein de la police nationale.

En définitive, l’exercice de prospective, bien que complexe dans sa conduite et incertain dans ses conclusions, permet, pour chaque scénario, de mieux appréhender l’ampleur des transformations engendrées, ne serait-ce que par une seule rupture, qu’elle soit économique, juridique ou politique. Ces scénarii, bien que purement fictifs, donnent à voir comment des événements isolés pourraient radicalement bouleverser le marché de la sécurité privée en France, que ce soit par une hausse brutale de la demande, un durcissement des réglementations ou une décision politique majeure.

Au bilan, le dirigeant d’entreprise de surveillance humaine ne doit jamais rien tenir pour acquis, se méfier des certitudes et conserver une grande part d’agilité face à un avenir des plus incertains. Car, comme l’écrivait Nietzsche « Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou. » Et c’est donc en cultivant leur flexibilité et leur résilience que les entreprises françaises de sécurité privée pourront mieux traverser les turbulences que leur réserve le futur, garantissant ainsi leur pérennité économique dans un monde en perpétuelle évolution.

 

 

 

 

 

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